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Sang d'encre

Extrait de ''Frantic''

        Un léger vent froid se leva, faisant voltiger quelques feuilles mortes ici et là. Depuis près de deux semaines, quelques nuages s’étaient amoncelés à l’horizon pour ne plus en repartir, apportant la grisaille typique annonciatrice de l’hiver. Quelques jours plus tôt, une vague de froid et quelques averses isolées dissipèrent les doutes quant à la fin de la saison estivale et persuadèrent les derniers récalcitrants à laisser tomber les T-shirts et à sortir les bons vieux pull-overs.

 

            Attendant sous un abribus, un homme releva le col de son pardessus en grommelant quelques jurons puis s’empressa de remettre ses mains dans ses poches. Devant lui, de l’autre côté du trottoir, le gérant ventripotent d’un café-bar scrutait intensément le ciel du haut de sa terrasse en se posant la question jackpot :

Pleuvra… Pleuvra pas ?

 

 

« Pauvre cloche pensa l’homme sous l’abribus, tu crois pas qu’il faudrait être complètement barge pour venir siroter un verre en plein air, avec ce froid de canard ? Même un double scotch? »

 

Le gérant sembla lire ses pensées puisqu’il se retourna vers une ribambelle de serveurs derrière attendant le verdict du tout puissant (leur patron, évidemment…) et avec un claquement de doigts vers les tables et chaises leur lança : « Rentrez-moi tout ça les gars ! »

 

            En les voyant s’affairer, l’homme pensa pour la deux cent millième fois de la journée (au bas mot) : Quelle merde… !

 

Comme le gérant d’en face et comme à peu près tout le monde ici, il s’était fait prendre de court par l’hiver (bon, il n’est pas encore arrivé avec ses gros sabots, mais ça ne saurait tarder maintenant… Pensa-t-il).

Encore une fois il avait fait confiance à ces crétins de têtes chauves de la météo qui, après avoir consulté tout leur bazar électronique, envoyé un tas de ballons dans le ciel et après avoir soigneusement disséqué des centaines de photos satellites, avaient décrété d’un ton solennel :

« Encore du soleil devant nous ! Allelujah ! » Nixon avait dû employer le même ton en déclarant à ses compatriotes:

« Tables d’écoutes ? Jamais entendu parler ! »

 

Comment avait-il pu être aussi stupide ? Cela fera bientôt un an qu’il était dans cette ville (si on peut donner à ce trou paumé le nom de ville…) il avait vu son hiver et savait donc exactement à quoi s’en tenir. Et quand la neige arrivera…

 

Il en frissonnait rien qu’à l’idée. Sans s’en rendre compte, la chair de poule lui hérissa les poils de ses bras. Tout au fond de lui, il savait ce que cela impliquerait.

 

***

 

 

            Cette ville (ou trou paumé puisque pour Steve Hicks tout ce qui était au sud n’était rien d’autre qu’un trou paumé) Tappalooza était son nom, Ploucs étaient ses habitants et la guigne en bloc était son produit national. Et si Steve avait su où il mettait les pieds, il aurait pu tout aussi bien se tailler droit au Mexique. Mais c’étaient juste des  paroles en l’air, car s’il l’avait fait, son juge d’instruction lui serait tombé dessus avant qu’il ait eu le temps de déguster la moindre Pina Colada.

 

Tappalooza n’était qu’une chiure de mouche sur une carte crasseuse à 1 dollar 50 quand Steve y débarqua pour la première fois il y avait une éternité lui semblait il. Évidemment, son nom incongru faisait une drôle d’impression, mais quand on venait comme lui d’Aroostook -Maine - on apprenait vite à ne plus trop faire attention aux noms des villes.

Bien qu’à première vue, elle ne respirât pas le grand luxe, Steve était plus qu’heureux d’y être arrivé. Le type qui l’avait pris en stop chlinguait trop fort pour qu’il envisageât de faire encore le moindre kilomètre avec lui. On aurait dit que le camionneur transportait toute une cargaison de harengs fumés restés trop longtemps au soleil, d’œufs d’autruches complètement pourris, voire tout un élevage de chats crevés (également séchés au soleil)… Bref, un vrai camion-benne. Et Dieu sait s’il avait l’habitude des odeurs de pourri.

À peine fût-il descendu du camion qu’il prit une grande bouffée d’air frais. Frais n’étant pas exactement le terme puisqu’à 32 degrés à l’ombre respirer équivalait à avaler un cactus à chaque fois.     

 

En fait à première vue Tappalooza n’avait rien de bien extraordinaire mis à part son nom original comme le découvrit Steve pendant les jours qui suivirent son arrivée à bord du camion à chats crevés. Avec son sac de voyage sur le dos, il était entré dans le premier endroit qu’il avait vu au milieu de toute la poussière et du bruit où il était descendu. Un Snack-Bar répondant au nom très westernien de Lucky Three. Au moment de pousser la porte, il avait eu une vision : lui coiffé d’un chapeau de cow-boy et santiags clinquants poussant les battants d’un saloon crade. Un silence de mort s’abattrait sur tout le monde et des têtes à la mine patibulaire se tourneraient vers lui alors qu’il irait s’accouder au comptoir et demanderait un double Whisky d’un ton de dur à cuire.

Fort heureusement, à part sa folle envie d’un verre de whisky, rien dans sa vision n’avait été vrai. Personne n’avait fait attention à lui lorsqu’il était entré, pas plus que quand il s’était accoudé au comptoir. En plus, à l’inverse de ce qu’il avait imaginé il n’était pas le seul étranger parmi les clients du Lucky three (composé en majorité de camionneurs qui faisaient halte avant de terminer leur long trajet vers un quelconque autre patelin). Il n’y avait qu’à compter les sacs de voyage du genre de ceux qu’il avait lui même, leurs propriétaires jetant tout le temps des regards prudents à droite et à gauche ce qui les rendait d’autant plus faciles à repérer. Lui même n’était-il pas en train de faire la même chose ?

 

Plus tard une serveuse aussi blonde que courte sur pattes vint lui apporter le menu en mâchonnant bruyamment son chewing-gum. Sur le T-shirt qui lui soulignait ses formes plus qu’honorables, il y avait écrit : Je suis toujours vierge… Mais ce T-shirt est vieux !

_ « Salut, lui lança-t-elle d’un ton enjoué. J’mappelle Brenda ! Et comme plat du jour, nous avons le steak du chef avec sa purée spéciale aux oignons ! »

 

Waw ! Le chef s’était vraiment cassé le cul pour le sortir ce plat ! Qui donc aurait eu l’idée de mettre un steak avec une purée aux oignons, à part le chef du Lucky Three et ceux des trente millions de snacks de par le monde ?

 

_« Eh bien Brenda, lui répondit-il, je crois que je prendrai n’importe quoi du moment que c’est servi avec un soda bien frappé et du moment que c’est vous qui me l’apportiez. »

 

Elle gloussa tout en griffonnant sa commande sur un bloc note.

 

_ “Sprite, Coca-cola, Cherry Coke, Pepsi…?

 

Visiblement Brenda était professionnelle en toute situation pensa-t-il. Sur quoi il ajouta : « Vas pour le Sprite. »

 

           

Dix minutes plus tard, le steak, la purée et le Sprite arrivèrent, alors que son ventre commençait sérieusement à s’impatienter. Au dos de l’addition, un numéro de téléphone. Il sourit et le fourra dans sa poche. En voilà une qui ne perd pas de temps.

 

Sa première préoccupation après s’être rempli la panse avait été de trouver une auberge où passer la nuit, il avait besoin de se reposer (son sac de voyage commençait à lui peser sur le dos) et surtout de réfléchir à ce qu’il allait faire par la suite. Le détour par Tappalooza n’était pas dans ses projets et il ne pensait pas y rester bien longtemps.

 

Ce n’est qu’après avoir marché quelques kilomètres encore que Steve se rendit compte qu’il était entré en ville par le mauvais versant, la porte de derrière si on veut.

Loin de l’ambiance Far West où il était descendu, il était maintenant en plein centre-ville avec de « vraies chaussées » de « vrais trottoirs » et de « vrais feux de signalisation » (rouges évidemment, comme tout bon feu qui se respecte) bref, tous les signes de la civilisation ! Même l’inévitable panneau de bienvenue était là clamant sans complexes : Bienvenue à Tappalooza ! (Un petit plaisantin bien inspiré avait ajouté en bas avec un gros feutre : Patrie des Tappalosers...)

 

Encore une fois, il eut de la chance car les auberges ne manquaient pas. Cela revenait au fait que la ville était surtout un point de passage entre deux autres grandes Métropoles, Tashmore Lake -d’où venait Steve- et Sanford – deuxième plus grande ville dans cette région- où il comptait se rendre s’il n’avait pas eu les narines aussi sensibles (Tu parles !)

Et c’est en sombrant dans le sommeil cette nuit-là qu’il pensa :

 

Eh bien mon petit Stevie, on dirait que Tappalooza fait tout pour que tu restes ici non ?… Puis un peu plus tard : Après tout, pourquoi pas ?

 

Même s’il n’aimait pas les changements de programme, Steve ne rechigna pas longtemps. Une part de lui avait été intriguée par quelque chose dans cette ville. Ses faux airs de grande métropole grouillante de monde qui contrastait avec sa véritable nature : Une chiure de mouche sur une carte à 1 dollar 50 dans le sillage de deux grandes villes et dont la population était composée à 60% de gens de passage (et 40% de ploucs n’oublions pas). Implicitement elle offrait donc un autre avantage de taille : L’anonymat. Et pour Steve, cet argument était loin d’être négligeable.

 

***

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